Mesdames et Messieurs, chers lecteurs du Journal des Débats, laissez-moi vous conter une histoire oubliée, une histoire enfouie sous la gloire tapageuse de Vidocq, cet ancien bagnard devenu chef de la Sûreté. Mais avant Vidocq, avant l’éclat de ses méthodes controversées, il y eut d’autres figures, plus obscures, plus discrètes, qui jetèrent les premières pierres de l’édifice complexe qu’est la police judiciaire de notre pays. Remontons le cours du temps, jusqu’à l’époque du Roi Soleil, Louis XIV, ce monarque absolu dont l’ambition démesurée égalait la complexité des intrigues qui se tramaient à l’ombre de Versailles.
Imaginez Paris, non pas la ville illuminée par les feux de la Révolution, mais une cité grouillante, sombre et dangereuse, un labyrinthe de ruelles où se côtoyaient les fastes de la cour et la misère la plus abjecte. C’est dans ce chaudron bouillonnant de passions et de complots que naquirent, dans la douleur et le secret, les premiers balbutiements de ce que nous appelons aujourd’hui la police judiciaire. Oubliez les uniformes et les insignes, car à cette époque, la surveillance se faisait sous le manteau, dans l’ombre des cabarets et des maisons closes. C’est à cette époque que nous allons plonger aujourd’hui.
La Lieutenance Générale de Police: Un Pouvoir Naissant
En 1667, Louis XIV, lassé des désordres et des complots qui menaçaient son règne, confia à Gabriel Nicolas de la Reynie, un magistrat intègre et déterminé, une mission impossible : pacifier Paris. La Reynie fut nommé Lieutenant Général de Police, un titre ronflant qui cachait une réalité bien plus prosaïque : il devait créer une force de l’ordre à partir de rien, ou presque. Car avant lui, la police était assurée par des guets inefficaces et corrompus, plus prompts à rançonner les honnêtes citoyens qu’à arrêter les criminels. La Reynie, homme de loi rigoureux, comprit que la clé du succès résidait dans l’information. Il mit en place un réseau d’informateurs, des “mouches” comme on disait alors, qui lui rapportaient les rumeurs, les plans et les agissements des malfrats.
Imaginez La Reynie, dans son bureau austère de la Préfecture, entouré de dossiers couverts de sceaux et de cire. Un soir, un de ses informateurs, un certain Dubois, un ancien voleur repenti, se présenta devant lui, le visage pâle et les mains tremblantes. “Mon Lieutenant,” balbutia-t-il, “j’ai entendu parler d’un complot contre le Roi. On dit que des nobles mécontents, menés par le Duc de Montmorency, veulent l’assassiner lors de la prochaine chasse à Versailles.” La Reynie, malgré son calme apparent, sentit un frisson lui parcourir l’échine. Si cette information était exacte, le royaume était au bord du chaos. Il ordonna à Dubois de redoubler de vigilance et de lui rapporter le moindre détail. C’était le début d’une enquête périlleuse, menée dans l’ombre et le secret, qui allait mettre à l’épreuve les compétences et le courage des premiers policiers de France.
L’Affaire des Poisons: Un Scandale Royal
Mais la tâche de La Reynie ne se limitait pas à la surveillance des complots politiques. Il devait également lutter contre la criminalité ordinaire, qui gangrenait la société parisienne. Et parmi les fléaux qui sévissaient à cette époque, il en était un particulièrement terrifiant : l’empoisonnement. Des rumeurs couraient sur des femmes, les fameuses “empoisonneuses”, qui vendaient des potions mortelles à des épouses jalouses, des héritiers cupides et des amants délaissés. La Reynie, initialement sceptique, finit par prendre ces rumeurs au sérieux lorsque des personnalités de la cour furent touchées par des morts suspectes.
L’affaire des poisons, comme elle fut appelée, devint rapidement un scandale d’état. La Reynie, avec l’aide de son bras droit, le commissaire Nicolas de la Mare, mena une enquête impitoyable, qui les conduisit dans les bas-fonds de Paris, à la rencontre de charlatans, de sorcières et de femmes désespérées. Ils découvrirent un réseau complexe, dirigé par une certaine Catherine Monvoisin, plus connue sous le nom de La Voisin, une voyante et fabricante de philtres qui avait des liens avec les plus hautes sphères de la société. L’enquête révéla des détails sordides, des messes noires, des sacrifices d’enfants et des pactes avec le diable. La Reynie, horrifié par ce qu’il découvrait, décida de frapper fort. La Voisin fut arrêtée, jugée et brûlée vive en place de Grève, devant une foule immense et horrifiée. L’affaire des poisons révéla la fragilité du pouvoir et la corruption qui pouvait se cacher derrière les fastes de Versailles.
Les Guets et les Exempts: Les Ancêtres des Inspecteurs
Pour mener à bien ses enquêtes, La Reynie s’appuyait sur une force hétéroclite, composée de guets, des patrouilles nocturnes chargées de maintenir l’ordre dans les rues, et d’exempts, des officiers de police chargés des enquêtes criminelles. Ces hommes, souvent issus des classes populaires, étaient les ancêtres de nos inspecteurs modernes. Ils ne portaient pas d’uniforme, mais un simple habit bourgeois, et se fondaient dans la foule pour observer, écouter et recueillir des informations. Leur travail était dangereux et mal payé, mais ils étaient animés par un sens du devoir et une soif de justice qui les poussaient à braver tous les dangers.
Un soir, un exempt nommé Jean-Baptiste Le Picard fut chargé d’enquêter sur une série de vols de bijoux qui avaient eu lieu dans le quartier du Marais. Le Picard, un homme taciturne et perspicace, passa des jours à arpenter les rues, à interroger les habitants et à éplucher les rapports de police. Il finit par découvrir un indice minuscule, un bouton de manchette oublié sur les lieux d’un des vols. Le Picard reconnut le bouton : il appartenait à un certain Antoine Dubois, un orfèvre connu pour ses dettes de jeu. Le Picard, sans hésiter, se rendit à l’atelier de Dubois et l’arrêta. Dubois, pris au dépourvu, avoua rapidement les vols et dénonça ses complices. Le Picard, grâce à sa patience et à son sens de l’observation, avait réussi à démanteler une bande de voleurs qui terrorisait le quartier du Marais. C’était un exemple parmi tant d’autres du travail acharné et souvent ingrat des premiers policiers de France.
L’Héritage Oublié de La Reynie
Gabriel Nicolas de la Reynie quitta ses fonctions en 1697, après trente années de service. Il laissa derrière lui une police plus efficace, plus organisée et plus respectée qu’elle ne l’avait jamais été auparavant. Il avait posé les fondations de la police judiciaire moderne, en créant un système d’information, en formant des enquêteurs compétents et en luttant contre la corruption. Mais son héritage fut rapidement oublié, éclipsé par les scandales de la Régence et les fastes de la cour de Louis XV. Il faudra attendre la Révolution et l’Empire pour que les idées de La Reynie soient redécouvertes et mises en œuvre à plus grande échelle.
Alors, mes chers lecteurs, la prochaine fois que vous entendrez parler de Vidocq, souvenez-vous de La Reynie et de ses hommes, ces ancêtres oubliés de la police judiciaire, qui ont œuvré dans l’ombre et le secret pour protéger la société. Car l’histoire de la police est aussi l’histoire de notre pays, une histoire faite de courage, de sacrifices et de compromissions, une histoire qui continue de s’écrire chaque jour, dans les rues de nos villes et dans les couloirs de nos tribunaux.