Paris, 1822. Le pavé crissait sous les roues des carrosses, les lanternes jetaient une lueur tremblotante sur les visages pressés. Dans les salons feutrés du faubourg Saint-Germain, on chuchotait. Non pas sur les amours illicites des courtisanes, ni sur les dettes abyssales des ducs ruinés. Non, cette fois, les conversations se faisaient plus basses, plus anxieuses. On parlait d’ombres, d’hommes invisibles agissant pour le compte du Roi. On les appelait, avec un mélange de terreur et de fascination, les Mousquetaires Noirs.
Nul n’osait affirmer connaître la vérité, mais les rumeurs enflaient, portées par le vent de la suspicion. On disait que le Roi, Charles X, inquiet de la montée des sociétés secrètes et des complots ourdis dans l’ombre, avait décidé de se doter d’une force occulte, une milice invisible capable de déjouer les conspirations avant même qu’elles ne prennent forme. Une force recrutée non pas parmi les nobles et les officiers, mais dans les bas-fonds de la société, parmi ceux qui n’avaient rien à perdre et tout à gagner en servant Sa Majesté avec une loyauté absolue, et, surtout, dans le plus grand secret. Le mystère planait, épais et suffocant, comme le brouillard sur la Seine.
Le Cabinet des Ombres
Le bureau de Monsieur de Valois, Préfet de Police, était plongé dans une obscurité étudiée. Seule une lampe à huile, posée sur son bureau massif, diffusait une lumière blafarde, à peine suffisante pour distinguer les traits anguleux de son visage. Il était assis, immobile, face à un homme enveloppé dans un manteau sombre, dont seul le regard perçant trahissait une intelligence acérée. Cet homme, connu uniquement sous le nom de code “Le Faucon”, était le recruteur en chef des Mousquetaires Noirs.
“Alors, Faucon, où en sommes-nous?” demanda de Valois, sa voix à peine audible.
Le Faucon s’avança, un sourire imperceptible flottant sur ses lèvres. “Les candidats sont prometteurs, Préfet. Des gueux, des voleurs, d’anciens soldats déchus, tous prêts à vendre leur âme au plus offrant. Mais parmi eux, quelques diamants bruts, des hommes capables d’une loyauté farouche, d’une cruauté sans remords. Exactement ce dont Sa Majesté a besoin.”
“La discrétion est primordiale, Faucon. Le Roi ne doit pas être éclaboussé si ces hommes venaient à commettre quelque impair.”
“Ne vous inquiétez pas, Préfet. Ils sont formés pour disparaître, pour agir dans l’ombre, sans laisser de traces. Ils ne sont que des ombres au service du Roi.” Le Faucon sortit de sa poche une liste manuscrite. “Voici les noms des trois derniers sélectionnés. Jean-Luc Dubois, ancien soldat de la Garde Impériale, virtuose au sabre. Marie Leduc, pickpocket d’une habileté diabolique, capable de dérober les secrets les mieux gardés. Et enfin, Antoine Moreau, ancien apothicaire, maître dans l’art des poisons et des breuvages soporifiques.”
De Valois hocha la tête. “Qu’ils soient à la hauteur. L’avenir du Royaume pourrait bien dépendre de leur succès… et de leur silence.”
L’Épreuve du Feu
Jean-Luc Dubois, le corps marqué par les cicatrices des batailles napoléoniennes, sentait le regard brûlant du Faucon posé sur lui. Il se tenait, droit comme un i, dans une cour désolée, entouré d’une dizaine d’autres candidats, tous plus misérables les uns que les autres. Au centre de la cour, un mannequin de bois, représentant un officier ennemi, attendait d’être lacéré.
“Vous allez prouver votre valeur,” tonna le Faucon, sa voix résonnant dans la cour. “Vous allez montrer que vous êtes capables de tuer, sans hésitation, sans remords. Le premier qui abat le mannequin avec une seule frappe sera sélectionné pour la prochaine épreuve.”
Dubois serra les dents. Il avait vu la mort de près, il avait tué pour survivre. Mais tuer sur ordre, au nom d’un Roi qu’il ne connaissait pas, était une autre affaire. Pourtant, la faim le tenaillait, et la promesse d’une vie meilleure, même dans l’ombre, était trop forte pour être ignorée.
Il s’avança, dégainant son sabre avec une rapidité fulgurante. Le métal étincela au soleil, puis fendit l’air avec un sifflement sinistre. La tête du mannequin roula sur le sol, sous les regards ébahis des autres candidats. Dubois avait passé l’épreuve du feu, avec une froideur qui glaça le sang du Faucon.
Les Murmures de la Rue
Marie Leduc, agile comme un chat, se faufilait dans les ruelles sombres du quartier des Halles. Son visage, habituellement dissimulé sous un capuchon, était tendu par la concentration. Elle avait une mission : dérober une lettre compromettante au Comte de Montaigne, un noble influent soupçonné de comploter contre le Roi.
Le Comte, escorté par deux gardes du corps massifs, sortit d’une taverne mal famée. Marie savait qu’elle n’aurait qu’une seule chance. Elle se glissa derrière lui, ses doigts agiles effleurant sa poche. En un éclair, la lettre était sienne. Mais l’un des gardes, sentant un mouvement suspect, se retourna.
“Halte-là! Que faites-vous?” gronda-t-il, sa main se posant sur la garde de son épée.
Marie, sans perdre son sang-froid, jeta une poignée de poudre aveuglante au visage du garde, puis disparut dans le dédale des ruelles, laissant derrière elle un nuage de confusion et de colère. Elle avait réussi. Elle avait prouvé qu’elle était capable d’obtenir les informations les plus sensibles, même au péril de sa vie.
Le Serment des Ombres
Les trois recrues, Dubois, Leduc et Moreau, se tenaient devant le Faucon, dans une crypte sombre éclairée par des torches. Leurs visages étaient graves, leurs cœurs battant la chamade. Ils étaient sur le point de prêter serment, de devenir les Mousquetaires Noirs du Roi.
“Vous allez jurer,” commença le Faucon, sa voix résonnant dans la crypte, “fidélité absolue à Sa Majesté le Roi Charles X. Vous allez obéir à ses ordres sans poser de questions, sans hésitation. Vous allez agir dans l’ombre, sans chercher la gloire, sans attendre de récompenses. Votre existence sera un secret, votre identité effacée. Êtes-vous prêts à sacrifier tout ce que vous êtes pour servir le Roi?”
Dubois, Leduc et Moreau échangèrent un regard. Ils savaient qu’ils franchissaient un point de non-retour. Ils abandonnaient leur passé, leur liberté, leur vie même. Mais ils acceptaient le marché. Ils avaient soif de vengeance, de pouvoir, de reconnaissance. Et le Roi, à travers le Faucon, leur offrait tout cela, en échange de leur âme.
“Nous jurons,” répondirent-ils en chœur, leurs voix brisant le silence de la crypte. Le serment était prononcé. Les Mousquetaires Noirs étaient nés.
Le Premier Sang
La première mission des Mousquetaires Noirs fut aussi la plus sanglante. Le Comte de Montaigne, celui-là même que Marie Leduc avait dépouillé de sa lettre compromettante, était devenu une menace trop importante pour être ignorée. Le Roi avait ordonné son élimination.
Dubois, Leduc et Moreau se rendirent au manoir du Comte, une nuit sans lune. Dubois et Leduc se chargèrent de neutraliser les gardes, tandis que Moreau, discret et silencieux, se glissa dans la chambre du Comte. Il lui injecta une dose mortelle d’un poison indétectable, puis disparut sans laisser de traces.
Le lendemain matin, le Comte de Montaigne fut retrouvé mort dans son lit. La cause du décès fut attribuée à une crise cardiaque. Personne ne soupçonna l’intervention des Mousquetaires Noirs. Le Roi était satisfait. Ses ombres avaient frappé juste, et sans bruit.
Ainsi débuta le règne des Mousquetaires Noirs. Ils agirent dans l’ombre, déjouant les complots, éliminant les ennemis, assurant la sécurité du Roi. Leur existence resta un secret bien gardé, mais leur légende grandit, alimentée par les rumeurs et les disparitions mystérieuses. On disait qu’ils étaient les yeux et les oreilles du Roi, ses bras vengeurs, ses instruments de terreur. Et personne, dans le Paris de Charles X, n’osait contester leur pouvoir.
Le Roi avait recruté ses ombres, et avec elles, il avait plongé le Royaume dans une ère de suspicion et de paranoïa. Mais le pouvoir, n’est-ce pas, est toujours une affaire d’ombre et de lumière? Et les Mousquetaires Noirs, ces fils de la nuit, étaient là pour s’assurer que l’ombre, en France, reste toujours au service du trône.