Paris, 1848. La ville bouillonne, un chaudron d’intrigues et de misère où la moindre étincelle peut embraser les pavés. Les barricades ne sont plus qu’un souvenir récent, mais la méfiance, elle, s’est incrustée dans les esprits comme la crasse sur les murs des faubourgs. Dans les cabarets enfumés de la rue Saint-Antoine, comme dans les salons feutrés du Marais, une même rumeur circule, sombre et obsédante : le Guet Royal, cette institution séculaire chargée de maintenir l’ordre, serait le théâtre d’atrocités insoupçonnées. Des murmures de disparitions inexpliquées, de tortures raffinées et de pactes diaboliques s’échangent à voix basse, alimentant une peur sourde qui ronge la capitale. Des légendes, mi-vérités, mi-fantasmes, tissent une toile d’ombre autour de cette institution, autrefois respectée, désormais crainte et détestée.
Le vent mauvais souffle sur Paris, colportant ces histoires macabres avec une complaisance morbide. On parle de souterrains secrets sous le Palais de Justice, où des prisonniers politiques seraient soumis à des interrogatoires d’une cruauté inouïe. On évoque le spectre d’un ancien bourreau, dont l’âme damnée errerait encore dans les couloirs du Guet, à la recherche de nouvelles victimes. Et puis, il y a ces récits de crimes rituels, impliquant des officiers corrompus et des sectes occultes, qui se dérouleraient dans les caves obscures de l’Hôtel de Ville. Autant de récits effrayants qui se propagent comme une traînée de poudre, enflammant l’imagination populaire et jetant une lumière sinistre sur le Guet Royal.
Le Secret de la Rue des Lombards
Mon ami, le docteur Auguste Dubois, médecin de son état et fin limier à ses heures perdues, fut le premier à me mettre sur la piste de ces rumeurs sanglantes. Un soir d’hiver, alors que nous étions attablés au Procope, il m’avoua, d’une voix tremblante, avoir été témoin d’une scène étrange dans la rue des Lombards. “J’étais de garde à l’Hôtel-Dieu, me confia-t-il, lorsque l’on a amené un homme, à peine conscient, le corps couvert d’ecchymoses et de brûlures. Il ne pouvait que murmurer des mots incohérents, mais j’ai cru comprendre qu’il avait été torturé par des agents du Guet Royal.”
Intrigué, je pressai Dubois de questions. Il me raconta que l’homme, un certain Jean-Baptiste Leclerc, était un ancien activiste politique, connu pour ses opinions républicaines. Il avait été arrêté quelques jours auparavant, soupçonné de complot contre le gouvernement. “Leclerc m’a avoué, avant de sombrer dans le coma, qu’il avait été enfermé dans une cave humide et froide, où il avait subi des sévices indescriptibles. Ses bourreaux, des hommes masqués, l’avaient interrogé sans relâche sur les noms de ses complices, utilisant des méthodes d’une cruauté sans nom.”
Dubois avait tenté d’alerter les autorités, mais ses plaintes étaient restées lettre morte. On lui avait conseillé de ne pas s’occuper de cette affaire, sous peine de graves conséquences. “Je crains pour ma vie, mon cher Alphonse, me confia-t-il. Si le Guet Royal est capable de telles atrocités, qui peut nous protéger ?”
L’Ombre de l’Hôtel de Ville
Poussé par la curiosité et par un certain sens de la justice, je décidai de mener ma propre enquête. Je commençai par interroger des habitants du quartier de l’Hôtel de Ville, réputé pour ses ruelles sombres et ses secrets bien gardés. Une vieille femme, qui vendait des fleurs sur le parvis de l’église Saint-Gervais, me confia, après quelques pièces sonnantes, avoir vu des choses étranges se produire la nuit, autour du bâtiment municipal.
“Des voitures noires, sans blason, arrivent souvent en pleine nuit, me dit-elle d’une voix rauque. Des hommes en uniforme en descendent, escortant des prisonniers, les visages cachés sous des capuches. On dirait qu’ils les emmènent dans les sous-sols de l’Hôtel de Ville, mais personne ne les revoit jamais.” Elle ajouta, avec un frisson : “On dit que ces caves sont hantées par les esprits des révolutionnaires de 1789, qui y ont été emprisonnés et exécutés. Leurs cris résonnent encore la nuit, si l’on tend l’oreille.”
Je tentai de vérifier ces dires, en me rendant moi-même aux abords de l’Hôtel de Ville, la nuit tombée. Effectivement, je remarquai une activité inhabituelle autour du bâtiment. Des gardes patrouillaient avec une vigilance accrue, et des lumières étranges filtraient à travers les fenêtres des sous-sols. Je perçus également des bruits étranges, des gémissements étouffés et des chuchotements indistincts, qui me glaçèrent le sang.
Le Mystère du Palais de Justice
Mon enquête me mena ensuite au Palais de Justice, un lieu chargé d’histoire et de mystères. On disait que des souterrains secrets reliaient le Palais à d’autres bâtiments de la capitale, permettant au Guet Royal de se déplacer en toute discrétion. Je contactai un ancien greffier, que j’avais connu lors d’un procès retentissant, et qui accepta de me livrer quelques informations, moyennant une somme d’argent conséquente.
“Il est vrai, me confia-t-il, que le Palais de Justice recèle des passages secrets, dont l’existence est connue de quelques initiés seulement. Ces souterrains servaient autrefois de prisons, où l’on enfermait les ennemis de la couronne. On dit que certains de ces cachots sont encore utilisés aujourd’hui, pour interroger les prisonniers politiques.” Il ajouta : “J’ai entendu des rumeurs concernant des tortures qui se dérouleraient dans ces lieux secrets. Des agents du Guet Royal, sous les ordres d’un certain commandant Dubois, seraient responsables de ces atrocités.”
Le nom de Dubois ! Le même que celui de mon ami médecin. Était-ce une coïncidence ? Ou mon ami était-il impliqué, malgré lui, dans cette sombre affaire ? Je décidai de le confronter à ces révélations, mais il avait disparu. Sa loge était vide, ses voisins affirmaient ne plus l’avoir vu depuis plusieurs jours. La peur me saisit. Avait-il été réduit au silence, comme tant d’autres avant lui ?
La Vérité Éclate (Presque)
Je continuai mes investigations, déterminé à découvrir la vérité. Je me rendis à la Préfecture de Police, où je tentai d’obtenir des informations auprès de quelques agents corrompus, que je connaissais de réputation. Après quelques bouteilles de vin et quelques billets glissés discrètement, ils acceptèrent de me révéler quelques bribes d’informations.
“Il est vrai, me dirent-ils, que le Guet Royal a des méthodes… disons, peu orthodoxes. Mais il est nécessaire de maintenir l’ordre, surtout en ces temps troublés. Il y a des ennemis de l’État qui méritent d’être traités avec fermeté.” Ils nièrent toutefois l’existence de tortures systématiques, affirmant qu’il s’agissait de cas isolés, commis par des agents zélés, agissant de leur propre initiative.
Je ne crus pas un mot de leurs justifications. Je savais que le Guet Royal, sous couvert de maintenir l’ordre, se livrait à des exactions inqualifiables. Mais comment prouver ces accusations ? Comment faire éclater la vérité au grand jour ? Alors que je désespérais de trouver une preuve tangible, je reçus une lettre anonyme, me donnant rendez-vous dans un café désert, près de la Bastille. Un homme, le visage dissimulé sous un chapeau, me remit un document compromettant, une liste de noms de prisonniers politiques, détenus secrètement dans les cachots du Guet Royal, ainsi que des détails précis sur les tortures qu’ils avaient subies.
L’homme disparut aussi vite qu’il était apparu, me laissant seul avec ce document explosif. J’avais enfin la preuve que je cherchais. J’allai immédiatement trouver mon ami, le journaliste Émile Zola, et lui remis le document. Il fut horrifié par ce qu’il lut, et promit de publier un article retentissant, dénonçant les atrocités du Guet Royal. Mais, comme le destin a souvent le sens de l’humour noir, une nouvelle révolution éclata à Paris, quelques jours plus tard. Les barricades se dressèrent à nouveau dans les rues, et le Guet Royal fut dissous dans la tourmente. Les rumeurs sanglantes furent oubliées, emportées par le fracas des armes et le tumulte de l’histoire.
Je n’ai jamais su ce qu’il est advenu de mon ami Dubois, ni de l’homme au chapeau. Quant à Émile Zola, il a continué à écrire, mais il n’a jamais publié l’article sur le Guet Royal. Peut-être a-t-il eu peur des représailles, ou peut-être a-t-il estimé que l’heure n’était plus aux révélations, mais à la reconstruction. Quoi qu’il en soit, les rumeurs sanglantes du Guet Royal sont restées gravées dans ma mémoire, comme un témoignage effrayant de la face sombre de l’humanité.